Depuis dimanche, bruit et vacarme tournent au-dessus et dans nos/ma têtes.
La Suisse se retrouve dans la tourmente. Contrairement aux années 1940, cette tourmente-ci c’est la Suisse elle-même qui a choisi de la provoquer.
Face aux réactions externes et aux donneurs de leçons hors sol, la mythologie et l’imaginaire helvétiques aboutiront à crisper encore plus les Suisses sur eux-mêmes selon les «bons» vieux principes du hérisson et du Réduit national. Ce phénomène-là n’aidera en aucune manière —ou très difficilement— celles et ceux profondément blessés par le résultat de ce dernier dimanche et attachés à une Suisse confiante en l’avenir, ouverte au monde et tolérante.
Par ailleurs, les réactions des pays Européens sont aussi à comprendre dans leur logique intérieure propre. Nul doute qu’une part de la vigueur de leur réaction au vote de dimanche passé vient du fait qu’ils craignent que ce vote n’entraîne une réaction de même ampleur chez eux également. L’exploitation des résultat par les différents courants européens soit populistes, soit d’extrême-droite, voire de certains membres de gouvernement comme en France ou en Italie, est venu confirmer ces craintes.

Photoglob Zurich (P.Z.) : Fabrique de chaussures C.F. Bally, Schönenwerd, menuiserie, photochromolithographie, vers 1900.
Pour notre part et depuis 1992, l’affrontement entre deux Suisses n’est pas sans évoquer la situation de notre pays entre la République helvétique de 1798 et la Guerre du Sonderbund de 1847 dans le prolongement des Lumières et de la Révolution française avec schématiquement, d’un côté, une Suisse rurale, conservatrice et réactionnaire et, de l’autre, une Suisse urbaine, industrieuse et progressiste. En 2009, si ces composantes restent globalement les mêmes, je note quelques différences significatives
- la disparition de la composante confessionnelle protestant/catholique qui dans les faits se superposait à la composante rurale/urbaine;
- l’appartenance à une catégorie sociale est moins forte;
- les partis en présence à la naissance de la Suisse moderne de 1848 sont également devenus moins homogènes.
Ainsi, de manière symétrique entre 1848 et 1939, le mouvement catholique-conservateur a vu l’arrivée, avec l’encyclique Rerum Novarum, du mouvement chrétien-social alors que le radicalisme s’est fractionné en premier lieu avec l’émergence dans les années 1880 du socialisme, ensuite en 1919 avec le départ des artisans et paysans pour le parti paysans, artisans et bourgeois (PAB). De plus, dans les années 1930, les tendances réactionnaires n’ont pas épargnés non plus les radicaux, comme les libéraux romands.
Aujourd’hui, en 2009, force est de constater que nous sommes dans un trend conservateur et réactionnaire qui peut s’adosser à un parti: l’UDC. De plus, contrairement aux années 1930, la scène politique nationale existe qui est plus que la seule agrégation des différents résultats cantonaux. Nul sonderfall helvétique en l’occurence —comme d’habitude serais-je tenté de le dire— puisque ce trend est européen. Il est renforcé du fait
- de notre repli sur nous-mêmes suite au rejet de l’Espace économique européen;
- des liens distendus d’appartenance, voire leurs disparitions, d’une partie significative du monde ouvrier;
- la faiblesse structurelle en Suisse de la gauche et des Verts qui stagnent à moins de 40%;
- et de la fragmentation du camps de l’ouverture et progressiste.
D’autre part, le camp de l’ouverture et du progressisme est clairement à reconstruire. La tâche n’est pas simple puisqu’il devrait le faire entre des composantes inscrites dans plusieurs partis de gauche comme de droite. Elle est d’autant moins simple qu’en certaines occasions des majorités de circonstances UDC-Socialistes-Verts naissent au Parlement fédéral, voire dans les cantons ou les communes. De plus, il serait erroné de penser que ces tendances contradictoires ne touchent pas le parti des Verts qui, pour certains, pourrait servir de pivot à la recomposition du paysage politique suisse. Aucun parti n’est ainsi épargné par cette question de la recomposition.
Toute la question reste de savoir si le repli identitaire ira en s’approfondissant ou si, devant la dégradation de notre position et notre isolement à l’international, l’intégration européenne apparaîtra finalement comme notre seule bouée de sauvetage. Et, ce dernier dimanche, il est clairement apparu que l’inclinaison du curseur dans un sens comme dans l’autre dépendra beaucoup du choix que feront les milieux économiques.
Illustrations de l’article:
Le photochrome est un procédé suisse présenté lors de l’exposition universelle de Paris en 1889. Le procédé connaîtra un succès immédiat dans le monde entier jusqu’aux prémices de la Première guerre mondiale et l’arrivée des cartes postales. On les redécouvre depuis peu. D’autre part;
ces photos aux couleurs si vives instaurent une proximité immédiate entre elles et nous. Elles ont beau décrire un monde englouti, celui-ci est en haute définition: tout est net, du premier à l’arrière-plan, du ciel azur à la prairie au vert assourdissant. Tout est aussi un peu trop défini, surligné, joli et à vrai dire manipulé. Car en plus de choisir leurs couleurs, les alchimistes de Photoglob ne se gênaient pas pour trafiquer leurs images, ajoutant une barque ici, un armailli là ou changeant l’emplacement d’un hôtel de montagne pour qu’il s’inscrive dans la perspective.
Luc Debraine «Haute définition» | Le Temps, 3 décembre 2009
Usine Bally: Photoglob Zurich (P.Z.) : Fabrique de chaussures C.F. Bally, Schönenwerd, menuiserie, photochromolithographie, vers 1900.
©Slg. Photoglob-Wehrli, EAD / Graphische Sammlung, Schweizerische Nationalbibliothek ; (aus : Schweizerische Landesmuseen, Sammlung Herzog)
Moissons: Switzerland, canton of Grisons, Engadin, hay harvest, photochrome c1900. Lien: http://www.topfoto.co.uk/gallery/harvest/ppages/ppage25.html
J'ai publié: Une Suisse au milieu du gué – Depuis dimanche, bruit et vacarme tournent au-dessus et dans nos/ma têt… http://ow.ly/166mbD
Merci pour cet éclairage, Lyonel.
Il tombe en effet à pic pour moi qui, mardi, ai rétorqué sur le ton de l’ironie à une connaissance réjouie par le résultat de la votation sur l’initiative anti-minarets : « Le coté positif de ce résultat, c’est que beaucoup de Suisses vont pouvoir faire l’économie de se replonger dans des livres d’histoire consacrés à la période de la Guerre du Sonderbund : nous aurons bientôt le privilège de vivre cela en prise directe. Seul détail à régler encore : trouver un Dufour des temps modernes ».
Ton analyse me permettra de donner un avis un peu plus intelligent ou éclairé maintenant 😉
Quant à la vigueur de la réaction des pays européens, j’abonde totalement dans ton sens. Lorsque j’entends un Xavier Bertrand affirmer sur France 2 que « Chez nous, la question ne se pose pas ! », je suis convaincu qu’il faut traduire ce genre de déclaration par « Ciel ! Heureusement que notre système politique ne permet pas que la question nous soit posée. » Et, dans la foulée d’amalgamer l’Afghanistan à l’interdiction de la burqa en France. Morceau choisi parce qu’il vaut son pesant de cassoulet [question de cliché : pour l'Amérique j'utilise « pesant de cacahuètes » ;-)] :
Un peu confus au final, certes, mais d’une certaine manière […] et aussi d’une certain façon, on saisit clairement l’idée…
Oups ! Correction à apporter à mon commentaire !
La dernière phrase de Xavier Bertrand est bien plutôt :
Second « Oups ! »
Voici le lien pour accéder à la déclaration de Xavier Bertrand, le 30 novembre 2009, sur le plateau de « Télé Matin » de France 2 :
http://tv.lepost.fr/2009/11/30/1816619_xavier-bertrand-souhaite-interdire-la-burqa-mais-pas-les-minarets.html