Comment reconnaît-on ce qui lie le meneur au peuple comme à son ombre?
C’est évidemment le pouvoir. Le peuple l’a conquis et le détient. Le meneur le recherche avec autant d’avidité que le croyant désire la vie après la mort. En vérité, la lutte qu’il mène pour s’en emparer commence dans un esprit de loyauté. Il veut élminer les injustices du passé, se donner les moyens de guérir une économie gaspilleuse et inefficace, procurer aux défavorisés le bien-être sans lequel la vie est misérable, et aussi rétablir l’autorité de la nation. Au sortir d’une période de crise, de guerre ou de révolution, ce programme exige le sens de l’efficacité, une meilleure administration de la chose publique.
[…] [Les] succès du leader lui permettent de rallier les masses, de les identifier à ses combats et de leurs demander les sacrifices nécessaires.
Le premier sacrifice consister à renoncer au contrôle du pouvoir et aux satisfactions que procurent la liberté afin que lui, ses proches et ses partisans puissent mieux commander et se fassent mieux obéir, par les voies les plus courtes et les plus rapides. Ainsi s’accélère la mainmise sur l’autorité, en ayant recours à des coups défendus. Et le peuple, par excès de confiance, autorise et entérine les procédés anormaux de surveillance, de suspicion et d’oppression. Il en va ainsi dans de nombreux domaines : on commence dans le respect des principes et on finit par les frauder. Ce qui semblait n’être, au début, qu’un concession de circonstances, se termine par une démission permanente : celle des assemblées législatives devant Napoléon, celle des soviets devant Staline, ainsi qu’en témoignent les travaux historiques.
Toutes ces menées vont de pair avec une réorchestration, autour du leader, des idées qui l’ont porté au sommet. […] Toutes les élections, tous les actes de la vie quotidienne, le travail, l’amour, la recherche de la vérité, la lecture d’un journal, et ainsi de suite, deviennent autant de plébiscites sur son nom. Donc son autorité, qu’il l’ait obtenue par le consentement des masses, ou qu’il l’ait extorquée après coup, repose sur le suffrage universel, c’est-à-dire qu’elle a une forme démocratique. Même Hitler et Mussolini, ne l’oublions pas, sont devenus chefs de gouvernement à l’issue d’élections régulières, qu’ils ont transformées par la suite en coups d’Etat. […]
Ce qu’on nomme à l’Est le culte de la personnalité, et à l’Ouest la personnalisation du pouvoir, ce ne sont, malgré les énormes différences, que les deux variantes extrêmes d’un même troc. Le peuple renonce quotidiennement aux charges de la souveraineté et ratifie son geste à chaque sondage, dans chaque élection.
Serge Moscovici (1985). L’âge des foules. Bruxelles: Complexes, p. 15
Ce billet conclut la (première) série de billets que j’ai initiée, sans crier gare, depuis le 1er septembre. Cette série a été rattrapée par l’actualité d’une part avec «La théorie du complot» lancée par l’UDC. D’autre part, ce billet a été planifié et conçu avant la réaction de Pascal Couchepin de vendredi sur la Radio suisse italienne sur son sentiment que la situation actuelle ressemblait au fascisme des années 1930 (Pascal Couchepin: «Cela me rappelle le fascisme», ses propos de la Radio suisse italienne reproduits dans L’Express). Seule l’adjonction de «Duce» au titre est la résultante de cette intervention du conseiller fédéral radical. La suite demain…