Fragments discontinus de crise. Ecrits du bord de l’écran.
Le syndrome Marc Bloch
Evidemment cela devait arriver : via twitter, un lecteur me pose la question suivante: Comment un historien vit-il le fait de vivre un de ces moments historiques, une de ces ruptures?
Evidemment chaque historien aimerait être aussi brillant que ne le fut Marc Bloch et son Etrange défaite (juillet-septembre 1940):
«Pour pouvoir être vainqueurs, n’avions-nous pas, en tant que nation, trop pris l’habitude de nous contenter des connaissances incomplètes et d’idées insuffisamment lucides? Notre régime de gouvernement se fondait sur la participation des masses. Or, ce peuple auquel on remettait ainsi ses propres destinées et qui n’était pas, je crois, incapable, en lui-même, de choisir les voies droites, qu’avons-nous fait pour lui fournir ce minimum de renseignements nets et sûrs, sans lesquels aucune conduite rationnelle n’est possible? Rien en vérité»
Evidemment il n’y a que très peu de Marc Bloch… et beaucoup tâcherons.
Abolition de l’espace et mise à distance de l’événement
Depuis mon très modeste observatoire, je suis encore et toujours frappé par ce filtre qui se place entre les événements qui se déroulent à la fois quasiment en direct depuis juillet 2007 et notre attitude de spectateur —donc fortement passif.
A vrai dire, à la surface des choses, aucun changement apparent ne s’est produit dans mon quotidien. C’était la même chose en 1992 le lendemain du non à l’Espace Economique Européen. Une giffle, un choc. Pourtant pas de cataclysme immédiat, le soleil continuait de se lever le lendemain matin. Pourtant, lentement, imperceptiblement notre espace s’est rétréci et l’Espace des Européens s’est lui élargi. Un rétrécissement de notre espace mental en premier lieu. Il s’est juste à nouveau entrouvert un jour de décembre 2007.
Aujourd’hui, l’effet de la vitesse de transmission de l’information tout à la fois abolit l’espace et nous place en direct au coeur de l’événement, mais ce même effet nous met à distance par la perte des sens, des odeurs et de la matérialité de l’événement. In fine, non seulement nous nous retrouvons dans un remake permanent, mais en outre l’action est filmée au ralenti.
Sondefall helvétique et méthode Coué radicale
Au TJ (téléjournal), Droopy Broulis tient un discours rassurant sur une plus grande solidité helvétique. L’UBS devient un parangon de vertu pour avoir pris suffisamment tôt de douloureuses, mais salutaires, mesures d’assainissement. Globalement nous serions plus prudents et plus intelligents que les autres. A ce rythme dans 6 mois, Marcel Ospel sera canonisé par l’ASB (Association suisse des banquiers) et se verra accorder un nouveau super bonus. A tous les autres d’écoper le malus…
Dans ce même TJ, un peu plus tôt, Jacques Attali signalait que contrairement à 1929 les marchés sont globalisés et qu’il n’était nullement sûr que, si le bouchon maintenant le trou américain sautait, d’autres ne sauteraient pas ailleurs dans le monde. Son interview était un brillant mode d’emploi relativement à la situation actuelle remise en perspective par rapport à 1929.
Personnellement, ce que je sais ainsi que les historiens (sérieux) de cette période, c’est que la crise des années 1930 est arrivée certes plus tardivement en Suisse —par rapport à d’autres pays européens, mais qu’elle a duré plus longtemps que dans les autres pays. En clair, l’expérience des autres n’a nullement été mise à profit pour être mieux préparés ou éviter les erreurs commises par les autres. Evidemment nous avions d’abord apprêté les recettes de crise du libéralisme.
Soma planétaire
Impression d’être totalement anesthésié par les discours lénifiants prônant la confiance entendus d’un côté et paralysé par les discours d’apocalypse proférés par d’autres. Aucun des deux n’est convaincant. Tous les deux sont signes de crise. Comme dans les années 1930…
La population optimale est sur le modèle de l’iceberg: huit neuvièmes au-dessous de la ligne de flottaison, un neuvième au-dessus.
– Et ils sont heureux, au-dessous de la ligne de flottaison? En dépit de ce travail affreux?
– Ils ne le trouvent pas tel, eux. Au contraire, il leur plait. Il est léger, et d’une simplicité enfantine.
Pas d’effort excessif de l’esprit ni des muscles. Sept heures et demie d’un travail léger, nullement épuisant, et ensuite la ration de soma, les sports, la copulation sans restriction, et le Cinéma Sentant.
Que pourraient-ils demander de plus? »
(A. Huxley, Le meilleur des mondes)
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